Mon engagement féministe a évolué au fil du temps à l’aide de mes apprentissages et de mes observations. Même si j’ai toujours été révoltée par les inégalités au plus loin que je me souvienne, il s’agissait d’un sentiment spontané, presque tripal mais qui n’était ni conceptualisé ni théorisé.
Je n’avais pas accès à une bibliothèque d’essais féministes comme maintenant et je n’ai pas eu la chance de croiser de mentoresse pour me transmettre les grandes théories féministes.
Cependant, je suis née de cette inégalité, celle entre les hommes et les femmes. Un homme qui va se marier mais un soir, il passe quelques heures avec une très jeune fille, ma mère. Elle tombe enceinte.
On est en 1975.
Elle est apprentie vendeuse. A 6 mois de grossesse, elle cache son ventre sous sa tunique à fleurs brodées et agrandit son jean avec des épingles à nourrice. Mais son patron téléphonera à son père pour le prévenir qu’il ne peut pas la garder dans cet état, qu’une « fille mère » c’est mauvais pour l’image du magasin. Ses parents ne savaient pas, ils n’avaient pas vu. Le bébé sera accueilli comme il se doit par les grands-parents, d’ailleurs la police des mœurs vérifiera que tout est prêt pour son arrivée sinon il sera placer en foyer, puisque la mère est mineure.
Le grand-père devient le tuteur légal du bébé. La jeune fille de 16 ans ira travailler rapidement après l’accouchement pour subvenir à leurs besoins. On ne parlera jamais du père…
Il ne donnera ni son nom, ni son aide, ni son argent. Mon grand-père partira assez vite vivre sa vie aussi loin que possible de tout ça, abandonnant ma grand-mère, ma mère et son bébé ainsi que son jeune fils, sans payer de pension alimentaire ou en envoyant quelques miettes de temps à autres.
Très tôt, j’ai vu les inégalités à l’intérieur de la maison. Il y avait ma mère et ma grand-mère qui travaillaient et s’occupaient du ménage, des repas, des courses… Mon oncle lui travaillait aussi mais se reposait dans le canapé en attendant son assiette. Comme si son travail était plus pénible que celui de ma grand-mère qui se levait à 5h pour nettoyer toute seule un supermarché, à plus de 50 ans et ensuite enchaînait des ménages chez des particuliers ou repassait le linge des bourgeois du coin.
Très jeune, je me souviens l’accompagner les jours de vacances. Elle maniait sa gigantesque raclette autour des rayons comme dans une danse efficace et organisée. Elle aimait son travail et le doux souvenir de cette famille de travailleurs précaires qui se soutenaient, malgré tout, dans l’adversité l’a accompagnée longtemps après sa retraite.
Jamais je n’ai vu ma mère ou ma grand-mère faire une sieste. Pourtant il fallait se taire, ne pas faire de bruit parce que le jeune frère, dernier homme de cette maison dormait en rentrant du travail, un travail d’ouvrier, physique. Il méritait un traitement de faveur. Il n’a jamais participé aux tâches ménagères et c’est moi qui lavais sa voiture. Ce fut mon tout premier travail.
Vers mes 15 ans, je me souviens d’une dispute terrible que j’ai eue avec lui parce que « les filles habillées comme des putes, faut pas qu’elles s’étonnent de se faire violer ! ».
Ça m’a mise tellement en colère !
Pourtant c’était quelqu’un de gentil, un bon gars mais la culture du viol est sournoise et insidieuse. Elle est même dans la bouche des « gentils », de nos pères, de nos frères, de nos amis…
Ensuite il y a eu les coups des mecs violents sur ma mère, les salaires précaires, les fins de mois difficiles. J’ai vu ma mère et ses collègues, exploitées, abîmées physiquement et mentalement, sous-payées aux bénéfices des actionnaires. Elles avaient pour la plupart un enfant à charge, un mari parti et une pension alimentaire en pointillé. C’est là que j’ai appris que les pères ne payaient pas régulièrement les pensions alimentaires des enfants mais s’arrangeaient pour payer une fois tous les six mois afin d’éviter une saisie sur salaire.
Bien entendu, tout ça a façonné mon féminisme sans que j’en ai vraiment conscience.
Jusqu’à maintenant…
Et même si j’avais une certaine intuition, j’ai aussi vécu des inégalités au sein de mon foyer.
J’ai fait un travail qui s’appelle « Motherhood » à l’argentique, il y a10 ans. Ce travail était consacré à ce qu’on appelle aujourd’hui la charge mentale, terme que j’ignorai à l’époque.
Et que j’ai découvert il y a quelques années, comme beaucoup d’autres femmes, grâce à la
BD d’Emma. Je lui exprime toute ma gratitude d’ailleurs pour cette révélation incroyable sur toutes ces expériences quotidiennes que je vivais et que je n’avais jamais nommé. Personne d’ailleurs ne les avait encore nommées autour de moi. Je me souviens du soir où j’ai vu son post sur Facebook, ça a été un raz de marée. Enfin je trouvais d’autres femmes qui avaient réfléchi à cette thématique et enfin j’allais pouvoir lire et en apprendre plus. Quand j’ai montré les quelques planches à mon homme, il a protesté en m’affirmant que chez nous, ce n’était pas comme ça et comment j’osais sous-entendre qu’il ne m’aidait pas avec le ménage et les enfants…
Sérieusement « m’aider avec le ménage et les enfants » ! Tout était clair.
Il ne s’agissait pas de lui mais d’une inégalité bien plus ancrée entre les hommes et les femmes, une inégalité sociétale et non individuelle. J’avais appelé ce projet « Motherhood » à l’époque parce qu’en français, « maternité » ne fonctionnait pas. « Maternage » aurait été mieux adapté mais j’ignorais ce terme également. Quand je regarde mes images aujourd’hui, il s’agit sans aucun doute, de charge mentale (www.bigoudis.be/motherhood).
Et puis j’ai lu, beaucoup et j’ai écouté des podcasts. Tout ce temps consacré à l’intendance de la maison et la gestion des enfants devaient être rentabilisés absolument.
Écouter des podcasts féministes en rangeant notre intérieur, triant le linge ou en cuisinant, m’a sauvée !
Écouter Christine Delphy parler d’exploitation domestique, le casque sur les oreilles en passant l’aspirateur ! Une joie ! C’était ça ou me jeter par la fenêtre… Bienaimé, Ernaux,
Coffin, Despentes, Diallo, Ly, Tuaillon, les grenades et toutes les autres m’ont sauvée et m’ont emmenée sur le chemin de ma propre émancipation ! J’écoutais ces femmes avec attention en faisant les tâches ménagères de façon mécanique. La plupart des sujets résonnaient en moi, du fait de mon vécu, mon rôle de compagne, de mère, d’artiste. D’autres parcours plus éloignés m’ouvraient des perspectives nouvelles et inédites. Un univers insoupçonné s’offrait à moi et c’était vertigineux.
Depuis je consacre tout mon travail et mon temps aux femmes et à leur émancipation, à rendre visible leur choix et à les soutenir dans leurs revendications.